Le Dao ! Le Principe absolu. Aucun langage humain ne convient pour exprimer l’essence de ce principe suprême de la philosophie chinoise. Le professeur Gu Meisheng lève cependant le voile sur sa démarche vers l’authenticité en insistant sur le fait que la vraie connaissance ne s’acquiert que par la pratique spirituelle.
Le Dao est la notion centrale du livre de la Voie et sa Vertu (Dao De Jing) que l’on attribue à Laozi. « La philosophie chinoise est semblable à la description d’un paysage intérieur que l’éveillé a peint au fur et à mesure qu’il s’avançait sur le chemin, mais c’est aussi la connaissance de la fin du voyage : le principe absolu que l’on appelle Dao », nous livre le professeur Gu Meisheng qui poursuit : « Ce ne peut être une exploration ordinaire effectuée par l’étude ou la recherche scientifique. La vraie connaissance ne s’acquiert que par la pratique spirituelle. […] Ma démarche demeure donc une étude de la philosophie chinoise vécue de l’intérieur, car l’authenticité de cette sagesse ne saurait être uniquement abordée par la spéculation intellectuelle, par la religion et par l’investigation scientifique pourtant utile dans d’autres domaines ».
Gu Meisheng en évoque les contours du Dao
Gu Meisheng
(1926-2003) fut un maître chinois de Tai-Chi-Chuan. il est né à Shanghai en 1926. Il a étudié les sciences économiques. Son professeur de littérature et philosophie, Yue Huan Zhi, deviendra son maître de Taiji Quan. Ce dernier eut lui même comme maître Tung Ying-Chieh, disciple de Yang Chengfu (2).
Il a enseigné d’abord à Shanghai puis en France à partir de 1984. Pratiquant du taoïsme et du bouddhisme chan, il fut invité à la Sorbonne pour enseigner ces deux courants religieux. Par ailleurs, il a donné une série de conférence sur le Tai-Chi-Chuan au Collège de France.
Il fut responsable de l’enseignement du français à l’université de médecine de Shanghai.
La conception d’un ciel créateur étranger à la philosophie chinoise
Alors que les deux grands maîtres de l’école confucéenne, Confucius et Mencius, parlent très peu de ce Principe suprême qu’ils nomment plutôt Tian « le Ciel », Laozi, lui, en parle beaucoup tout au long de son livre. Ajoutons que la conception d’un Ciel créateur et maître de l’univers n’est jamais évoqué par les philosophes et demeure étrangère à la pensée chinoise.
En revanche, les philosophes de toutes les écoles s’accordent avec Laotzi pour dire qu’aucun langage humain ne convient pour exprimer l’essence du Principe suprême. D’ailleurs, Laotzi répète souvent dans son ouvrage qu’on ne peut qualifier le Principe absolu. Il le baptise Dao, faute de mieux. En réalité, il n’évoque pas le Dao lui même qui appartient à l’ineffable, mais plutôt ses opérations, ses modes, ses manifestations et ses attributs. De plus, il n’a pas inventé ce terme de Dao qui existait bien plus anciennement avec le sens commun de voie, chemin, et pouvait avoir d’autres significations dans la langue chinoise ou même jouer le rôle d’un verbe et d’un nom. Ainsi pour nommer la chose innommable, pour exprimer la chose inexprimable, Laotzi a choisi avec beaucoup de circonspection le mot dao en lui attribuant un sens tout à fait nouveau. »
Son art en pratique
Voici un film très émouvant qui montre le maître en train de pratiquer son art devant une étendue d’eau. L’eau, cet élément qui revenait régulièrement dans son enseignement ainsi que la notion de « liberté naturelle » avec souvent pour exemple le rameur et son mouvement régulier, souple et parfait afin d’ imager son propos (photographie de l’article comme clin d’œil au maître) …J’espère que cette vidéo trouvera bon accueil auprès de tous ses élèves de Dourdan par qui j’ai eu l’honneur de recevoir son enseignement et avec qui j’ai eu le plaisir de le mettre en pratique.
« Ne dis-t-on pas souvent à propos de la pratique du Taiji Quan que les mouvements doivent être effectués avec le plus grand naturel, sans effort et sans contrainte? C’est pourtant une erreur, car le « vrai naturel » ne peut s’acquérir qu’au prix d’une longue pratique assidue…êtes vous comme un enfant? car seul l’enfant est spontanément à la fois naturel et libre. Effectivement, si vous n’êtes pas redevenu comme un enfant, vous ne pouvez être ni libre ni naturel…Une fois la connaissance éveillée, s’élève la différenciation. Or, pour les taoïstes, ce n’est pas la pensée qui importe, mais le « naturel » (tianzhen: tian le ciel et zhen la véracité), que l’homme a reçu du Dao . Ainsi l’enfant passe de son état primordial, pur et naturel, à l’artificiel tandis que le tianzhen reçu du ciel se perd petit à petit. »
« L’objet principal de la philosophie chinoise est de montrer aux différentes personnes selon le cas, la voie pour acquérir de nouveau ce tianzhen perdu. »
« Un homme vrai, (Danchun: dan signifie seul, un; chun signifie pureté) c’est celui qui n’a pas perdu le cœur du nouveau né. »
« Ainsi au début, lorsqu’on commence la pratique du Taiji Quan, on ne peut être ni libre ni naturel. On ne sera naturel que lorsque les règles de départ seront pleinement assimilées et intégrées comme une partie de soi, une « seconde nature« , c’est à dire que chacun de ses gestes se conformera à ces règles sans que l’on y fasse attention.Ce n’est qu’à partir de ce moment là que l’on sera libre. »
« L’art de chevaucher le vent »
« Je me rappelle que mon maître a dit: « lorsque je m’exerce au Taiji Quan, mon corps et l’air qui m’entourent ne font qu’un, c’est à dire que mes énergies émanent de moi et se confondent avec l’air qui m’entoure. L’air rentre dans le corps et en sort très librement. Moi aussi, je me confonds avec l’air très librement. Je ne sais plus si c’est l’air ou si ce sont mes énergies qui agissent. »
De même, un grand artiste de l’opéra de Pékin racontait son expérience dans le rôle de SUN WUKONG (le Roi des Singes dans le voyage en Occident): « Au début aucun de mes gestes ne ressemblaient à ceux de Wukong, puis le gongfu progressant, tous mes gestes devinrent identiques à ceux du Roi des Singes et à présent, il n’est plus question de ressemblance, je ne sais plus si c’est moi qui représente Sun Wukong ou si c’est Sun Wukong qui joue mon rôle à moi. »
Cette fusion merveilleuse, cette extase éveillée et lucide de l’artiste est valable pour tous les arts et le Taiji Quan ne fait pas exception à cette démarche. Selon notre école (1), la liberté se gagne, tout comme le naturel« .
« Dans le déploiement comme dans le repliement, dans l’ouverture comme dans la fermeture, je le laisse faire à son gré ». Habituellement pour un homme ordinaire, le corps est une entrave et non une force motrice dans laquelle on peut puiser un élan spirituel. Pourtant grâce à un entraînement très long associé à une pratique assidue et rigoureuse, on arrive à libérer cet homme ordinaire pour le laisser agir selon une spontanéité merveilleuse et créatrice. Alors ni le corps, ni le monde extérieur, ni les multiples liens qui l’enchaînent au monde ne constituent plus pour lui un obstacle. Cette première sensation de liberté, je l’ai perçu en 1970 alors que j’étais en prison, et cette liberté grandissait progressivement au cours de ma captivité. Ainsi lorsqu’on aura pénétré dans l’univers du Qi et si la Voie que l’on suit est juste, on comprendra à ce moment là ce que Laozi appelle « Aller d’un mystère à un plus profond mystère » dans le chapitre 1 du livre de la Voie et sa Vertu. »
« L’homme équilibré est l’homme ne connaissant pas les maladies ».
« Il est de grands gaillards, costauds, musclés, sportifs très solides et mourant jeunes. ils attrapent une maladie grave et incurable dès qu’ils atteignent un certain âge. En revanche, des petits êtres malingres, maladifs, ne sont jamais gravement malades et vivent très longtemps… Ces cas existent en Chine comme en France. on en arrive à se demander pourquoi se produisent ces phénomènes paradoxaux et quel est le véritable critère de la santé. Il n’y a pas de raison simple à un phénomène si complexe. Cependant on trouve dans un livre de médecine chinoise, le NEITING, une phrase qui évoque bien le critère de santé idéale pour les anciens chinois, c’est à dire l’équilibre (ping):« L’homme équilibré est l’homme ne connaissant pas les maladies ».
…A propos de l’équilibre du corps et des énergies, ajoutons que les Qi sont des souffles qui nourrissent le corps et y circulent constamment, en l’influençant inévitablement selon leurs degrés d’équilibre. Si le Qi est puissant, le corps est solide, s’il est faible, le corps l’est aussi. A mesure que le Qi acquiert l’équilibre, le corps acquiert l’homogénéité. Cette plénitude du geste en Taiji Quan se traduit par une certaine onctuosité et globalité du corps. De même qu’une vitesse modérée et constante des mouvements fait du bien à la santé, de même, une vitesse contrôlée et modérée permet de bien entretenir la machine. En fait, l’homogénéité assure à tout le corps la flexibilité et l’élasticité.
Il n’est que de suivre cette Ligne Médiane en la prenant pour principe permanent pour devenir cet « homme véritable » (zhenren) tout simplement, dont parle le taoïsme.
Alors il n’est que de s’asseoir au pied de l’Arbre de Vie pour écouter battre depuis toujours le cœur même du silence. Tel est le but du Taoïsme et Taiji Quan. »
GU MEISHENG, « Le chemin du souffle, Pensée chinoise et Taiji Quan » paru aux éditions Cultures et sciences chinoises
notes:
(1) école Yang
(2) Yang Chengfù (1883-1936 楊澄甫) est l’un des plus célèbres maîtres de Tai-Chi Chuan de style Yang. Il est notamment connu pour avoir enseigné à de nombreux élèves et avoir ainsi fait connaître le Tai-chi-chuan à un vaste public, au-delà du cadre restreint de la famille Yang dans lequel il était auparavant confiné.
Calme comme une montagne, mouvant comme une rivière
Yang Chengfu est le fils de Yang Chien-hou et le petit-fils de Yang Luchan, fondateur du style Yang. Avec son frère aîné Yang Shao-hou (楊少侯) et ses collègues Wu Jianquan (吳鑑泉) et Sun Lutang (孫錄堂), il fut parmi les premiers à enseigner le Tai chi chuan, ou Taijiquan, au grand public à l’Institut de Recherche en Éducation Physique de Pékin entre 1914 et 1928.