Tao « La Voie » ou l’ADN de l’univers

Pour les Chinois, le TAO (DAO), la « Voie », est le principe d’ordre qui gouverne l’univers en mutation perpétuelle: le monde, l’homme et le cosmos.

Il en est à la fois le « point d’équilibre », le point de départ, mais également le but ultime, l’épicentre vers lequel tout converge. Qu’on se détourne du tao, ce point d’orgue, cet alpha et cet oméga, et tout devient chaos, désordre et malheur, trou noir, car si la transformation permanente du monde ne suit pas le tao, tout s’anéantira. Le tao est donc ce qui permet à l’univers d’échapper à un phénomène qui n’est pas sans rappeler celui de « l’entropie des trous noirs », la théorie développée vers la fin des années 1970 par les physiciens Steven Hawking et Jacob Bekenstein, selon laquelle, du fait de la relativité générale, l’univers est en voie d’absorption par l’antimatière.

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La graphie du tao, qui associe la clé shi, « avancer » et le caractère shou « tête » ou « chef », illustre parfaitement l’originalité de ce concept à la fois abstrait et pratique, dont la plasticité explique la présence sans exception dans tous les courants de pensée, qu’il s’agisse, bien sûr, du taoïsme, mais également du confucianisme et du légisme.

Décrire le tao n’est pas une entreprise aisée:le concept échappe aux définitions simples. Le tao est mystérieux. Il est à la fois le chemin et la direction vers laquelle on marche, la méthode, la manière de procéder mais aussi l’axiome que l’on suit.

« La Voie n’est jamais tracée à l’avance, elle se trace à mesure qu’on chemine ».  Anne Cheng, (1)

« Suivre la Voie », c’est ne pas contrarier l’univers et faire en sorte de s’y fondre totalement. L’homme doit retrouver ses instincts primitifs pour « faire totalement corps avec la nature et écouter sa musique intérieure car l’homme et l’univers disposent des mêmes structures et ont le même comportement.

A la différence de Confucius, c’est le corps humain, et donc l’individu, que Laozi le « Vieux Sage », dont l’existence n’est probablement que légendaire, prétend de son côté guérir des maux qui nous assaillent. Figure de proue du Taoïsme, Laozi, en explorant les méandres de la Voie, tout comme Jung va le faire, deux mille trois cent ans plus tard, pour ceux de l’inconscient, donne les clés de la longévité, de l’équilibre et du bien être. Son Livre de la Voie et de la Vertu (DaoDeJing), qui comporte cinq mille mots et n’apparaît dans les chroniques qu’au IIIe siècle avant J.C., explore cette « logique du Ciel » que les gens avaient beaucoup de mal à appréhender tellement elle échappe à tout raisonnement logique.

Dès le début, Laozi met en garde le lecteur: le tao est indicible, « la parole ne suffit pas à exprimer la Voie »et on ne peut comprendre la voie que lorsqu’on a « délaissé ses passions », c’est à dire lorsqu’on a déjà commencé à marcher soi-même sur la Voie…

Laozi n’aborde le tao qu’à partir du quatrième chapitre de son livre, et toujours à l’aide de formules témoignant de la difficulté de son abord:  » le tao est vide », mais si on en fait usage « il paraît inépuisable »

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ouvrage en tiges de bambous tels qu’ils étaient utilisés à l’époque de Laozi.

Le « Livre de la Voie et de la Vertu » Daodejing expose les grands principes à la base du taoïsme, de l’acupuncture et de toute la civilisation chinoise. Dans les anciens textes sur l’acupuncture, il y a sans cesse des références à ce livre canonique qui devient ainsi indispensable pour les acupuncteurs.
Son auteur Laozi (Ve siècle avant J.C.) était un grand maître spirituel, un être pleinement réalisé. L’oeuvre à laquelle nous avons accès aujourd’hui a certes subi des modifications par rapport au texte primitif mais elle exprime le message de Laozi sous une forme poétique, répartie selon la Tradition en 81 strophes. Elle est considérée comme un livre sacré, héritage spirituel de l’humanité. 

Il faut attendre le quarante deuxième chapitre pour arriver à la définition proprement dite de ce concept clé insaisissable:

« le tao engendre l’un; un produit deux; deux produit trois; trois produit tous les êtres ». (0)

Si le tao produit les êtres, « c’est la Vertu qui les nourrit » ajoute le Vieux Sage qui ne peut s’empêcher d’ajouter une dimension morale à l’explication métaphysique de la marche de l’univers à laquelle il se livre.

Le taoïsme, qui était au départ une posture essentiellement philosophique, est rapidement devenu un mode de vie et, au fil du temps une religion. Fortement imprégné de chamanisme, le taoïsme religieux est une voie d’accès à la sagesse basée, non pas sur le respect et l’ouverture à l’autre du confucianisme, mais sur l’exploration de soi et l’attention à la notion de « vide », cet indicible, cette énigme qui sous-tend l’existence de l’univers tout entier dont Laozi montre bien la complexité.

Le tropisme des taoïstes pour l’ésotérisme et les pratiques médicinales explique pour une bonne part la méfiance qu’ils suscitèrent auprès des lettrés confucéens, lesquels étaient beaucoup plus rationalistes. Ce n’est pas par hasard si les principes constitutifs de la philosophie du tao furent élaborés à l’époque des Royaumes combattants, un moment où le chaos et le désordre commençaient à menacer la société chinoise. Gouverner son corps comme le pays doit être gouverné: cette exigence explique pourquoi on peut avoir des idées confucéennes et néanmoins adhérer au taoïsme.

Au « lâcher prise » nécessaire à la compréhension du tao il faut ajouter le « laisser faire », dès lors qu’on veut le suivre. Laozi qualifie le « laisser faire » de « non-agir » (wuwei). Le sage connaît l’univers sans avoir besoin de sortir de sa maison et découvre la Voie du Ciel sans regarder par la fenêtre, « c’est pourquoi le sage va où il veut sans marcher, nomme les objets sans les voir et sans agir, accomplit de grandes choses ».

Cette posture vise à briser le cercle des enchaînements humains qui génèrent de la violence et contre lesquels il est présomptueux de vouloir lutter car toute force finit par se retourner contre elle-même.

En ce sens, le taoïsme se situe aux antipodes du volontarisme politique cher aux démocraties occidentales. Qui agit détruit; qui saisit perd, nous explique Laozi pour qui tout engagement politique et social est totalement vain. Ce constat de l’impossibilité pour l’homme de faire bouger les lignes n’est pas à proprement parler du pessimisme; il témoigne d’une vision réaliste des limites de l’engagement humain et du rapport de force entre l’homme et la nature. C’est en cessant de vouloir à tout prix influencer le cours des choses que l’individu maîtrisera le mieux son destin.

Tendue vers l’extrême simplicité, la quête du tao se distingue de l’accumulation confucéenne des connaissances. Elle dépouille, efface, élague et désépaissit; elle est négligence du « moi » dont Zhuangzi (2) prétend qu’elle est « la principale qualité du Saint ». Laozi précise que ce même « Saint est juste et ne blesse pas le peuple » (chapitre 58), pratique le « non-agir », « s’occupe de la non-occupation et savoure ce qui est fade » (voir les explications de François Julien sur la fadeur en note de bas de page), « venge ses injures par des bienfaits » (chapitre 63), et « ne s’attache à rien », ce qui fait qu’il « ne perd rien » (chapitre 64). Tant Zhuangzi que Laozi privilégient l »être » par rapport à l' »avoir ».

Appliqué à l’individu, le « tao constant » est naturellement synonyme de longue vie (changsheng).

Le sage vit forcément très longtemps. Quand il est las du monde, il le quitte et s’envole au pays des Immortels. Les techniques de longévité sont multiples. Elles vont de la respiration (circulation des souffles) à la diététique en passant par l’activité sexuelle où il est préconisé de s’abstenir d’éjaculer afin de ne pas disperser son énergie. Le tao est donc le mécanisme qui garantit l’équilibre de la triade Ciel-Terre-Homme, ce « triangle magique » que Mencius (3) décrit comme « l’authenticité parfaite qui est capable d’aller au bout de la nature ».

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paysage intérieur taoïste

La notion de tao est inséparable de la pression démographique qui s’exerçait sur la société chinoise, mille ans avant notre ère. L’intuition selon laquelle, lorsqu’ils sont trop nombreux et n’ont pas le comportement approprié, les hommes détruisent la nature et rendent insupportable toute vie en société, est sous-jacente à un grand nombre de développements du Daodejing. En ce sens, la culture (au sens le plus large du terme) est la plus grande « ennemie » de la nature. Ce thème récurrent fait l’objet de longs développements de la part de Xunxi (vers 300-220 avant J.C.), lequel est considéré à tort comme un disciple de Confucius, alors même qu’il ne cesse de prendre ses distances avec celui-ci. Un peu plus tard, vers le milieu du IIe siècle avant J.C., le Huainanzi, une synthèse de l’ensemble des courants de pensée existants, procédé dont les lettrés chinois ont toujours été particulièrement friands, place le tao au tout début d’un cycle où intervient le souffle Qi, lequel se démultiplie en Yin-Yang, chaud-froid, feu-eau, soleil-lune, etc.

Inventé par le légiste Han Feizi (4) (environ 280-234 avant J.C.), la notion « tao de la loi » est la transposition à la sphère politique du principe du « non-agir ». en laissant agir le » tao de la Loi », le souverain permet à l’harmonie sociale, qui est « la raison naturelle des choses » (li), d’avoir cours. Ce faisant, le philosophe détourne complètement le principe d’ordre de sa finalité originelle pour le réduire à un simple mécanisme juridique, il est vrai précis comme une horloge.

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Comme l’énonce un passage du chapitre 70 : « Mes paroles sont faciles à comprendre […] pourtant personne au monde ne les comprend ».

Il est écrit en langue classique, difficile à saisir pour les Chinois d’aujourd’hui. Outre les problèmes d’absence de ponctuation et de polysémie des caractères dont le sens peut changer au fil du temps, les écrits anciens s’adressent à un public très limité de contemporains qui ont lu et appris par cœur les mêmes textes et partagent les mêmes connaissances référentielles. Ils sont capables de restituer le sens exact d’un texte elliptique, aptitude que les lecteurs des époques ultérieures ont perdu.

Le style poétique de l’ouvrage avec phrases couplées, dans lequel la rime ou l’assonance ont dû jouer un rôle, doit être pris en compte dans l’analyse des mots employés. La polysémie et l’incertitude grammaticale sont réduites par la versification, qui impose aux vers à la fois une structure grammaticale identique, et une symétrie dans les alternances sémantiques. Dans certains passages, cette contrainte formelle permet même d’identifier des modifications du texte, ou des erreurs dans le découpage des chapitres.

Il existe de nombreuses traductions du Livre de la Voie et de la Vertu de Lao Tseu plus ou moins réussies et inspirées. Pour ma part, j’aime beaucoup la traduction de Henning Strom.

La difficulté est de la lire sans y projeter notre vision occidentale. Est-ce un écrit mystique? Un précis sur l’art de gouverner? Une métaphysique dévoilant le secret de l’être? Voilà bien des gros mots qui risquent de nous faire rater notre rencontre avec le sage aux cheveux blancs, l’enfant au visage de vieillard parfois considéré comme un immortel.

 « Tu es le maître des paroles que tu n’as pas prononcées, tu es l’esclave de celles que tu laisses échapper »

 

(0) Chapitre 42: « Le Dao produit un; un produit deux; deux produit trois; trois produit les dix mille êtres. Les dix mille êtres prennent appui sur le Yin en lui tournant le dos et embrassant le Yang; le « Chong Qi » (le courant de Qi pressant qui sort du vide du Dao) forme l’harmonie (entre Yin et Yang). »

Le Dao est éternel, mais le monde manifesté n’a pas toujours existé. Pour créer le monde, le Dao a d’abord créé Un, manifesté, une unité unique. Cette entité s’est ensuite différenciée en deux, Yin et Yang, ou Ciel et Terre. Puis Yin et Yang se sont réunis pour créer un descendant: trois, où le Ciel et la Terre ont réuni leurs souffles comme dans un acte d’amour pour créer un enfant ensemble. Puis les êtres vivants se sont multipliés par le même processus; donc trois produit les dix mille êtres.

Pour résumer on peut dire que la loi élaborée et suivie par le Dao pour accomplir l’oeuvre du monde manifesté est une loi d’amour. 

Les dix mille êtres embrassent le Yang et tournent le dos au Yin (en prenant appui sur le Yin). Ils s’orientent face au Yang (la lumière) et dos au Yin (l’ombre); Ils sont attirés face au Yang et fuient le Yin. Il y a donc risque de déséquilibre entre Yang qui est préféré et Yin qui est rejeté. Mais le Chong Qi qui est le souffle pressant qui vient directement du vide du Dao, assure l’unité et l’équilibre entre Yin et Yang.

On peut maintenant mieux comprendre la signification de « Le Dao produit Un ». Le Dao qui est indifférencié et Un a d’abord créé un axe unique par son Chong Qi. « Un produit Deux »signifie que cet axe vide « wu » s’est différencié en Ciel et Terre avec leur espace-temps qui tournent autour de l’axe, mais le Ciel et la Terre continuent de partager ce même axe unique. Sur cet axe il y a un pôle céleste attaché à la voûte  céleste (étoile polaire) et un pôle terrestre attaché au sol sur la Terre (la position des pieds de l’observateur). L’observateur peut constater que la voûte céleste tourne autour de cet axe, ou peut être c’est la terre avec lui dessus qui tourne autour ce cet axe dans l’autre sens. Il constate aussi que lui même a un axe Ciel-Terre entre la tête et la partie basse du corps.

Toutes les choses dans ce bas monde sont construites sur ce modèle Yuan: un axe « wu » autour duquel tourne une matérialisation « you » différenciée à partir de cet axe. A partir de l’axe sont formés le Yin et le Yang, le Ciel et la Terre, le haut et le bas, la face et le dos, le devant et l’arrière, la droite et la gauche, le superficiel et le profond, etc. Mais tous les axes se confondent dans le seul axe Ciel-Terre. Puisque l’axe d’un être est son unité, son identité, cela signifie que toutes les choses dans le bas monde appartiennent à la même identité, l’identité du monde, l’identité du Dao. Car c’est le Dao qui se cache dans l’axe unique; c’est pourquoi il distribue son Chong Qi à tous les êtres.

L’homme qui vit dans le monde de l’illusion croit que son axe est séparé de l’axe unique, et que son être est isolé du monde. Le sage sait qu’il est identique avec le Dao, le Ciel, la Terre et les dix mille êtres, c’est pourquoi il s’occupe des autres comme s’ils étaient lui même.

(1): Anne Cheng, « Histoire de la pensée chinoise » (publiée au Seuil dans la collection « Points » en 1997 et constamment rééditée).

(2): Zhuangzi, la formidable exception de la philosophie chinoise. Contrairement à celle de Laozi, l’existence de Zhuangzi (350-275 avant J.C.) ne fait guère de doutes. Il est l’auteur du livre qui porte son nom mais qu’on appelle parfois « Vrai classique du sud de la Chine » (Nanhuazhengjing), l’empereur Xuanzong (685-762) des Tang ayant proclamé Zhuangzi « Immortel du sud de la Chine » en 742.

(3): Mencius (Mengzi) (environ 370-290 avant J.C.), dont le nom a également été latinisé par les Jésuites, est considéré comme le principal héritier spirituel de Confucius. La tradition veut d’ailleurs qu’il ait été formé par Zisi, le propre petit-fils du grand sage. On l’oppose à juste titre à Zhuangzi, dont il fut le contemporain, mais sans que, pour autant, les deux philosophes se soient jamais rencontrés. Bien plus moraliste que métaphysicien, Mencius était avant tout désireux de faire le bien sur Terre. Peu satisfait par la façon dont les rois exerçaient leur pouvoir, il se donna pour mission d’accélérer la venue du « sage-roi », ce souverain parfait qui revient tous les cinq cent ans et dont la vertu et le savoir faire permettent à l’humanité de renouer avec la Voie royale (qu’il ne faut pas confondre avec la voie hégémonique des légistes) de l’Antiquité. Emporté par son élan, il annonça même à deux reprises l’arrivée prochaine de ce roi providentiel.

François Julien (éloge de la fadeur): « à peine l’a-t-on repéré, le thème d’une qualité de la fadeur se déploie en tous sens. Par principe, il est indifférent aux frontières que dressent entre eux les différents savoirs: parce qu’elle est la valeur du neutre, la fadeur est au départ de tous les possibles et les fait communiquer.

A l’instar de la saveur fade dont le mérite est de ne pas être arrêtée par une détermination particulière, et donc de pouvoir se transformer sans fin, le motif de la fadeur se renouvelle dans la culture chinoise sans jamais se laisser cantonner: il bénéficie de l’apport de chacune des écoles (confucianisme-taoïsme-bouddhisme); il évoque un idéal commun aux différents arts: musique, peinture et poésie. »

texte source de José Frèches, Henning Strom, Kristofer Schipper, François Julien et Wikipédia

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