Jean François Billeter, sinologue français

« Je suis un tenant de ce que j’appellerai le « principe de difficulté » : mieux vaut être averti de la difficulté d’une tâche et la trouver facile que de la juger facile et d’échouer faute d’en avoir compris les difficultés. Peut être le cas du chinois a-t-il quelque chose d’exemplaire de ce point de vue parce qu’il exige une conscience plus aiguë des problèmes à résoudre, et présente-t-il de ce fait un certain intérêt pour les non-sinologues. » Jean François Billeter.

Auteur de divers ouvrages tels « Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie », « Leçons sur Tchouang-Tseu »ou encore « Trois essais sur la traduction »et « Contre François Julien » aux éditions Allia, et maître de conférence, il a un style d’écriture claire et fluide qui invite à la lecture.  Il explique à quels problèmes se trouve confronté le sinologue qui traduit des textes chinois classiques en français et comment il peut tenter de les résoudre. Il s’adresse aux sinologues, mais aussi à quiconque s’intéresse à la pratique de la traduction. Ce qui m’intéresse dans l’extrait que je vous propose, c’est la façon détournée de traduire (librement) pour atteindre l’émotion du texte d’origine.

« Les ressources de la langue chinoise et de la langue française sont si différentes que personne n’est encore parvenu à donner une juste idée d’un poème chinois par le seul moyen de la traduction dans notre langue et que personne n’y parviendra. En disant cela, je pense à la grande poésie des Tang (618-907), qui est restée inégalée et à laquelle les Chinois sont attachés comme à l’une des plus belles expressions de leur civilisation, mais aussi à la poésie du Moyen Âge qui a précédé et à celle des Song (960-1279) qui a suivi. Tenant la traduction de cette poésie-là pour impossible, je vais tenter de l’approcher par une voie détournée. » « trois essais sur la traduction ». éditions Allias.

L’un des quatrains les plus connus de la poésie Tang s’intitule « Cherchant l’ermite et ne le trouvant pas » (Xun yinzhe bu yu) ou, plus simplement, « L’ermite absent ». Il est l’oeuvre de Jia Dao (779-843). Il allie la plus pure perfection prosodique à une merveileuse simplicité de ton :

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Le premier distique peut se traduire presque littéralement : « Sous les pins j’interroge le garçon/ qui répond : le maître est parti cueillir des simples ». Un homme vit retiré au fond d’une vallée. Il loge dans une cabane abritée par des pins, il a auprès de lui un jeune garçon qui lui sert de domestique et qui m’apprend que le « maître » est absent. J’ai longuement cheminé pour consulter ce « maître » sur des soucis qui m’assaillent ou sur quelque question dernière. Le garçon poursuit (c’est le second distique, traduit librement) : « il est par là dans la montagne, mais la brume est épaisse, je ne peux pas vous dire où il se trouve au juste ». C’est toujours à moi que le garçon parle, mais il s’est retourné et d’un geste me montre la montagne: nous la regardons tous les deux et nous ne voyons rien. Je suis saisi par ce spectacle et j’en oublie ma quête. M’arrêter et voir :peut être était-ce cela que je cherchais et que le maître me révèle sans l’avoir voulu. Lui est invisible et insituable, probablement tout à son affaire. Il s’est enfoncé dans la nature sauvage pour y cueillir les herbes qui guérissent. On l’imagine jeune et agile malgré son âge. La montagne et la brume humide : ce sont sous une autre forme, les monts et les eaux.

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Cette vision rappelle les paysages imaginaires des peintres chinois. Ils comportent presque toujours trois thèmes : celui du chemin, où l’on aperçoit un ou plusieurs hommes en train d’avancer; celui de l’habitation, hutte ou chaumière, à laquelle aboutit le chemin; celui du paysage lui-même. A ces trois thèmes correspondent trois plans et trois moments de la lecture du tableau; Après un premier coup d’œil sur l’ensemble,le regard se met à fouiller les masses du premier plan. Il trouve le chemin puis, à un détour, le voyageur qui s’enfonce dans la montagne. Il le précède et parvient au but dont le marcheur est encore loin , qu’il n’aperçoit pas encore: le lieu habité, qui est parfois un monastère. Là son regard s’arrête, car le chemin ne continue pas, et, s’étant arrêté, s’ouvre au paysage : il va aux cimes qui se dressent au fond de la vallée et découvre leur formes altières ou bizarres. Il le fait tout à son aise, car il n’ira pas plus loin. Il revient ensuite aux masses intermédiaires, qu’il intègre à sa vision, puis de proche en proche à celle du premier plan dont il est parti.

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Par un travail conjoint de l’œil et de l’esprit, il crée une vision d’ensemble qui va s’enrichissant et finit par embrasser dans une unité mouvante tous les plans et tous les moments du tableau. Beaucoup de peintres ont placé dans le lieu habité un personnage contemplant le paysage, indiquant par là que ce lieu constitue le point de conversion, celui où le cheminement s’arrête et fait place à la contemplation.

A ma connaissance, il n’y a jamais de chemin qui mène plus loin, ni de personnage qui se tienne au delà. Le paysage imaginaire a ses lois, en peinture comme en poésie.

A première vue, notre poème les enfreint puisque le maître se trouve au delà de sa hutte, dans la montagne -mais invisible. Les nuées, qui sont une émanation de la montagne et font partie d’elle, le cachent au regard. Nul ne peut le situer ni le rejoindre -à moins d’avoir appris à se mouvoir comme lui dans cet ailleurs proche que figure la blancheur des nuages. »  « Trois essais sur la traduction » page 30 

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