Li Bai, « l’Immortel banni sur terre buvant seul sous la lune »

Ses poèmes sont, depuis plus de mille deux cents ans, si populaires en Chine qu’on les trouve partout inscrits: dans le cabinet du lettré comme dans la maison du laboureur, sur les bronzes, sur les porcelaines et jusque sur les poteries d’un usage journalier.
Tu Fu, son ami poète écrivit à son intention:                                           « Jadis hôte fou,                                                                                                         t’appela l’immortel banni                                                                               ton pinceau se pose, provoque vent et pluie                                     ton poème achevé, dieux et diables pleurent. »

yuexia

Bo son prénom, signifie « Clarté », appelé aussi Li Taibo « Grande Clarté » ou Li Bai, dont l’oeuvre complète compte près d’un millier de poèmes en vers pentasyllabiques et heptasyllabiques.

Lors d’un voyage officiel en Chine, en mai 1997, le président Chirac recevait de Jiang Zemin un rouleau de deux mètres de long sur lequel le dirigeant Chinois avait lui même  calligraphié ce poème de Li Bai (701-763):

« Mon vieil ami a laissé le pavillon de la Grue Jaune à l’ouest,                       Pour descendre à Yangzhou dans la brume et les fleurs d’avril.                  La voile solitaire, ombre lointaine, disparaît dans les monts verts;           Je ne vois plus,à l’horizon, que le Grand Fleuve qui file. »

 

temple-kenna

Un tel présent peut passer pour anodin aux yeux de nombreux Français, cependant, il recèle en réalité une signification profonde. De quelle valeur impérissable peut donc bénéficier une simple feuille de papier sur laquelle sont tracés à l’encre noire quatre vers vieux de douze siècles? Ce geste se situe en réalité dans une longue tradition: offrir une calligraphie, c’est ouvrir son cœur et sa pensée; c’est dévoiler les recoins les plus intimes de sa personnalité. A travers un jeu de lignes irradiantes, la communication s’établit  par la seule chorégraphie de quelques caractères muets. La portée de la calligraphie offerte au président Chirac est double: un signe fort de confiance entre deux hommes, le premier convaincu que le second saura en apprécier la valeur et, à travers les rapports d’amitié, la confirmation du rapprochement entre deux pays.

Adressé à son aîné le poète Meng Haoran sur le point de partir pour Yangzhou, ce quatrain d’adieu de Li Bai a servi de modèle à des générations de poètes et de calligraphes. Le premier distique situe le contexte de départ de l’ami cher dans l’espace d’abord (le pavillon de la Grue Jaune à Wuhan, dans l’actuel Hubei), puis dans le temps (le printemps). Le second distique évoque la tristesse de la séparation par une succession d’images qui suggèrent l’éloignement progressif: la voile « solitaire », l’ombre « lointaine », les « monts verts », « l’horizon ». Aucun mot n’exprime explicitement la peine de la séparation. La capacité suggestive des quatrains de Li Bai a d’ailleurs de tout temps été l’objet d’admiration. Il n’est que d’écouter parler un lettré de la dynastie des Qing:

« La poésie s’accompli grâce au divin; il faut atteindre le sens au-delà des mots. Il faut faire en sorte que ce sens soit comme un lointain et proche, présent et absent, comme les nuages dans le ciel, comme la lune dans l’eau. L’esprit atteint et saisit le sens, mais les paroles ne peuvent l’exprimer. C’est le caractère divin de la poésie. Ceci est particulièrement important pour les quatrains pentasyllabiques et heptasyllabiques. Jadis, sous les Tang, seul Li Bai a saisi ce secret.« 

Fort de son surnom d' »Immortel banni », ce poète de génie dont la vie abonde en anecdotes légendaires, a toujours fasciné les Chinois qui, faute de pouvoir s’identifier à lui, lui vouent une admiration sans borne. Les récit de sa naissance se perdent en détails fabuleux : sa mère aurait rêvé de la planète Vénus avant de lui donner la vie, d’où son surnom de « Taibai » ou « Grand Blanc ». Cette dernière couleur imprègne d’ailleurs toute son œuvre poétique.

山中问答

问余何意栖碧山,笑而不答心自闲。
桃花流水窅然去,别有天地非人间。

 Dialogue dans la Montagne                                                                                    Vous me demandez pourquoi je demeure dans la montagne verte,     Je garde le silence et souris, le cœur paisible.                                                   Les fleurs tombées du pêcher s’en vont au loin, au fil du ruisseau,       On vit autrement dans le monde.

michael-kenna-huangshan

Le lieu de naissance demeure jusqu’à aujourd’hui sujet de controverses. Certains soutiennent que le poète aurait vu le jour dans le Sichuan, d’autres, qu’il faut situer sa naissance en Asie Centrale..Ses origines familiales ne sont guère plus claires: chinoise, barbares, métisses, les avis divergent…En revanche, sa jeunesse dans le Sichuan (?-725)paraît ne pas donner lieu à équivoque. L’existence du jeune Li Bai semble alors avoir été partagée entre trois activités principales: les études, l’apprentissage de l’art de l’épée et la recherche de l’immortalité. En 725 le poète quitte le Sichuan et descend le Yangzi vers l’est. il se mari à Anlu en 727 et à partir de cette localité entreprend de nombreux voyages. Certains spécialistes évoquent alors un, deux ou même trois séjours à Chang’an. Si ces théories demeurent hypothétiques, son séjour à la cour comme académicien ne fait aucun doute et a profondément marqué sa vie.

Au printemps 740, le poète quitte Anlu pour le Shandong, à la suite, selon toute vraisemblance, de la mort de sa première femme. A l’automne 742, il reçoit la convocation de l’Empereur et devient « Académicien au service de l’Empereur » (Hanlin gongfeng) à l’Académie Hanlin (la »Forêt des pinceaux »). En réalité, ses fonctions sont purement honorifiques; le poète est surtout chargé de célébrer en vers les festivités à la Cour. Même sans jouer un rôle politique d’importance, Li Bai jouit d’une vie fastueuse; traité avec déférence, habillé de vêtements d’apparat, il est content de son sort. A la fin du printemps 744, l’Empereur accepte la demande de Li Bai de quitter la Cour. Le poète lui-même dit avoir voulu quitter Chang’an à cause de calomnies et de la corruption de hauts fonctionnaires. Vu la personnalité orgueilleuse et hautaine du poète, peu enclin à utiliser un langage hypocrite, cette version des faits peut paraître plausible. Selon certains, bien qu’il eût admiré le talent du poète, l’Empereur craignait que Li Bai, qui se promenait souvent à la Cour en état d’ébriété, ne dévoilât des secrets du palais peu avouables. En réalité, ces deux thèses se conjuguent probablement.

Après avoir quitté Chang’an, Li Bai s’installe à Liangyuan (actuel Kaifeng) tout en voyageant dans toutes les directions, espérant encore qu’une nouvelle occasion se présentera à lui de servir l’Empereur. « Chang’an est dans mes rêves; à quand mon retour? » écrit-il alors. En 752, Li Bai fait un voyage vers le nord. En arrivant à Youzhou (actuelle région de Pékin), territoire contrôlé par An Lushan alors commissaire impérial pour une grande partie du nord de la Chine, Li Bai réalise le danger de sa situation et la menace qui pèse sur le pouvoir central.

A la fin de l’année 755 éclate la rébellion d’An Lushan. Li Bai séjournait alors à Qiupu, localité réputée pour la beauté de son paysage, au bord du fleuve Yangzi. Il se précipite en direction du nord pour aller chercher sa seconde femme dans le Henan et se retire avec elle dans les mont Lu au nord du Jiangxi. Les rebelles d’An Lushan progressent rapidement vers l’ouest et menacent directement Chang’an. L’Empereur Xuanzong doit quitter précipitamment la Capitale avec sa Cour et s’enfuit vers le Sichuan. En route, après avoir confié à un de ses fils, Li Lin, Prince de Yong, un commandement dans la région du bas Yangzi, il abdique en faveur d’un autre de ses fils, Li Heng, qui devient le nouvel Empereur Suzong.

A la fin de 756, les troupes du prince de Yong, acheminées par bateaux, arrivent non loin du mont Lu où Li Bai a trouvé refuge. Connaissant la réputation du poète, le Prince le fait venir pour lui demander de se joindre à l’expédition contre les rebelles. Est-ce en toute connaissance de cause ou par erreur de jugement que Li Bai accepte d’entrer dans l’état major du Prince Yong ? Toujours est-il que, dès l’automne 756, le nouvel Empereur Suzong suspecte déjà le Prince de Yong de vouloir installer un régime indépendant dans la région du bas Yangzi. A la fin de l’année, il envoie donc des troupes loyales attaquer l’armée du Prince. Le deuxième mois de 757, celle ci est totalement défaite. Li Bai, considéré comme un traître, est d’abord emprisonné avant d’être envoyé en exil dans le Yelang (actuel Guizhou).

Li Bai remonte le Yangzi jusqu’à la région des Trois Gorges lorsqu’il apprend la nouvelle de son amnistie. Il rebrousse alors chemin et demeure dans la région de Jiangling. En 762, il tente une dernière fois de se mettre au service du général loyaliste Li Guangbi, mais renonce au projet pour cause de maladie. A cette époque en effet, sa santé s’est gravement détériorée. Pendant l’hiver de la même année, il arrive à Dangtu chez un pseudo-parent, Li Yangbing, sous-préfet de Dangtu. Il s’éteindra au cours de l’hiver 763.

Chanson à l’approche de la mort

« Le Grand Peng prend son envol, l’Univers tremble; En plein ciel il défaille, ses forces l’abandonnent. Les restes du vent qu’il soulève stimuleront des générations; Près de l’arbre Fusang, sa manche gauche s’y aggrippe.       Les prochaines générations transmettront cette chanson; Mais Confucius mort, des larmes, qui en versera encore? »

li-bai-1

portrait de Li Bo par Liang Kai

Réalisé d’un seul trait, vers 1240, par le célèbre peintre-calligraphe Liang Kai, l’étonnant portrait de Li Bo, dont la silhouette élégante apparaît de profil, drapée dans sa robe de lettré, en train de déclamer des vers, vaut largement les innombrables commentaires auxquels son oeuvre immense a donné lieu.

A la façon de Corneille et de Racine, censés former une paire littéraire en raison de leurs différences et de leurs antagonismes, Li Bo et Du Fu, qui avaient fait connaissance à Luoyang, ont toujours été associés l’un à l’autre, le premier étant célébré pour sa « légèreté aérienne »et son « romantisme », et le second pour son « réalisme terrien » et son « classicisme ». De même oppose-t-on volontiers la préférence de Li Bo pour le passé à celle de Du Fu pour le présent.

夜宿山寺                                                                                     危楼高百尺,手可摘星辰。
  不敢高声语,恐惊天上人。

Passer la nuit dans un temple sur la montagne                                                        Le pavillon du temple mesure plus de cent mètres, On peut même cueillir des étoiles en levant la main.  Je n’ose pas parler fort,  Je crains de réveiller les dieux du ciel.                                                                  

  Li Bo (701-763)

kenna

 

«Devant le lit le clair de lune, Comme du givre sur le sol Levant la tête je contemple la lune sur la montagne Baissant la tête je songe au pays natal»

 

kenna-montagnes-jaunes

400px-libai_shangyangtai

La seule calligraphie survivante de la main de Li Bai, intituléShangyangtai (sur le balcon), situé au Musée du Palais à Pékin;

Il nous faut comprendre, ici, la difficulté d’accès aux subtilités de la poésie chinoise par la lecture simple d’une traduction. Pour nous occidentaux et non-sinologues, c’est par des voies détournées qu’il nous faudra en saisir la richesse. Jean François Billeter, sinologue français nous l’explique dans ses ouvrages :

  « Les ressources de la langue chinoise et de la langue française sont si différentes que personne n’est encore parvenu à donner une juste idée d’un poème chinois par le seul moyen de la traduction dans notre langue et que personne n’y parviendra. En disant cela, je pense à la grande poésie des Tang (618-907), qui est restée inégalée et à laquelle les Chinois sont attachés comme à l’une des plus belles expressions de leur civilisation, mais aussi à la poésie du Moyen Âge qui a précédé et à celle des Song (960-1279) qui a suivi. Tenant la traduction de cette poésie-là pour impossible, je vais tenter de l’approcher par une voie détournée. » « trois essais sur la traduction ». éditions Allias.

« J’ai quitté Baidi ce matin dans les nuées irisées, je serai de retour à Jiangling ce soir, à mille lieues. D’une rive à l’autre les gibbons sans fin s’appellent -ma barque légère a déjà passé toutes les montagnes. »           Li Bai 

« Ai-je convaincu le lecteur que la poésie chinoise est intraduisible ?Elle l’est à mes yeux à cause des propriétés de la langue chinoise et des harmonies que le poète de l’âge classique en tiraient en suivant les règles de la prosodie. Elle l’est aussi à cause des siècles qui nous séparent du parler de leur temps, pour lequel cette prosodie était faite. Dans certain dialectes de la Chine du Sud, en cantonnais notamment, la poésie des Tang garde quelque chose de sa magie ancienne, que le mandarin tue. Et que savons-nous de la façon dont elle était récitée ? Elle l’était à coup sûr de façon beaucoup plus ample et dramatique qu’aujourd’hui.

On ne peut pas la traduire, mais on peut suggérer ce qu’elle fut. Elle naît le plus souvent de moments vécus, parfois situables et datables dans la vie du poète. Alors que le Haïku ne dépasse jamais l’instant, le poème chinois classique comporte presque toujours une articulation temporelle forte – quoique inapparente, puisque les temps des verbes ne sont pas exprimés. En français, elle doit être explicitée. Quand elle ne l’est pas, le poème s’affaisse. Le traducteur doit en outre s’efforcer de rendre sensibles, dans la mesure du possible, les ruptures entre durées différentes à l’intérieur du poème.

Le quatrain de Li Bai se compose de trois mouvements. Le premier, celui du départ, est allegro triomphal; le deuxième, celui de la répétition mélancolique, un andante; le troisième, celui de la subite accélération finale, un nouvel allegro. Il en va dans ce poème comme dans les symphonies -je pense à celles de Mozart : l’allégresse du dernier mouvement n’est pas de même nature que celle du premier.

Celle du début est insouciante, étourdie, tandis que celle du dernier mouvement est empreinte d’une autre émotion. Nous ne pouvons l’écouter, si joyeuse soit-elle, sans sentir que la musique court à sa fin et que nous courons à notre fin avec elle. À notre allégresse se mêle le sentiment de l’irrémédiable. Comme le dit Clément Rosset, la grâce mozartienne est une « jubilation jointe à la conscience de la catastrophe ». (Le Réel. Traité de l’idiotie. Minuit, 1977, page 75).

De tels chefs d’oeuvre, il y en a des dizaines, voire des centaines, parmi les milliers de poèmes d’époque Tang qui nous sont parvenus. On voudrait en présenter bien d’autres. » « Trois essais sur la traduction » Jean François Billeter édition Allia, page 54.

photographies de Michael Kenna                                                                               texte extrait de Poèmes de Li Bai, destinés aux calligraphes aux éditions You-Feng

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *